Elle termine sa pièce et la pose sur le tapis roulant devant elle. Une autre arrive. Elle la prend, la pose sur sa table et commence l'assemblage.

Elle regarde le mur en face d'elle. Elle aimerait avoir une fenêtre plutôt que ce papier-peint représentant une forêt. Elle sait que c'est idiot de vouloir une fenêtre dans un sous-sol. Ça ne donnerait sur rien. Que ça serait angoissant pour tout le monde de se rendre compte qu'ils sont sous terre. Et l'angoisse est l'ennemie de la productivité.

Elle baisse les yeux et retourne à son ouvrage.

N'empêche, elle aimerait des fois être un peu dehors et pas toujours dedans. Pour respirer un peu. Au début, elle trouvait ça bien de mettre une image de forêt. Ça habillait les murs gris et, avec un peu d'imagination, en levant les yeux de la machine, elle avait l'impression d'être dans une forêt. Une vraie. Comme celles dont on parle aux informations. Elle a toujours voulu se balader dans une forêt mais c'est trop cher. C'est normal, ce sont des espaces protégés, elle le sait. N'empêche, elle aimerait bien le faire une fois. Son patron, celui qu'elle n'a jamais rencontré, il a même réussi à y construire une maison. Elle l'a vu aux informations. C'est une belle maison. Elle a ri quand son patron a dit à la journaliste qu'une telle maison n'avait pas de prix. Bien sûr que si ça avait un prix. Un prix qu'il pouvait se permettre. Et qu'elle ne pouvait pas.

Une fois, un de ses collègues avait dit que c'était pas juste parce qu'eux aussi ils travaillaient et même plus. Un autre lui avait répondu qu'eux ils travaillaient pour lui mais que lui ne travaillait pas pour eux, c'était différent et que c'était donc normal. Le premier avait été licencié dès le lendemain. Elle avait vu aux informations quelques jours plus tard qu'il avait été arrêté pour trouble au bien-être public parce qu'il avait voulu s'immoler devant l'usine. Il était gentil pourtant, personne n'aurait pu soupçonner qu'il pouvait être un délinquant. Comme quoi. Sa femme et sa fille ont dû rester travailler, le temps de rembourser tout ce qu'ils doivent à l'usine. Le patron a été clément, il aurait pu exiger qu'elles le remboursent tout de suite après ce qu'avait voulu faire cet homme.

 

Elle termine sa pièce et la pose sur le tapis roulant devant elle. Une autre arrive. Elle la prend, la pose sur sa table et commence l'assemblage.

Elle pense à son fils. Elle est contente qu'il soit dans l'école de l'entreprise même s'il lui manque. Au moins à l'internat il est bien nourri. Et puis elle le verra pour la semaine de vacance scolaire qu'il aura cet été. Une semaine c'est court, mais c'est mieux que rien. Et puis, dans deux ans, quand il aura dix ans, il viendra travailler avec elle. Enfin, elle l'espère. Ce n'est pas sûr qu'on les mette dans le même service, ni même qu'ils auront les mêmes horaires. Comme pour son mari. Ça fait longtemps qu'elle ne l'a pas vu. Des fois, elle aimerait bien dormir avec lui car le lit est froid. Mais lui travaille de nuit. Elle ne va pas se plaindre, la nuit est un peu mieux payé et ils peuvent payer le loyer grâce à lui, sans devoir prendre un crédit à la banque de l'usine cette fois. Ça en fait un de moins. Elle va être obligée d'en demander un quand même cette semaine car elle n'a pas assez pour payer les courses. Elle peut se passer de chauffage mais pas de manger. Heureusement que le magasin de l'usine fait des prix pour ses ouvriers, sinon elle ne pourrait pas. Ils sont bien lotis dans cette usine quand même, pense t-elle. Dire que certaines ne font même pas de réductions pour leurs salariés. Elle l'a entendu aux informations. Certains patrons pensent que c'est de l'assistanat, comme ils disent, qu'on doit se rendre compte du prix des choses. Elle, elle s'en rend compte du prix des choses, et elles sont chères pour elle.

Elle termine sa pièce et la pose sur le tapis roulant devant elle. Une autre arrive. Elle la prend, la pose sur sa table et commence l'assemblage.

Elle connait les gestes par cœur. Elle est comme une machine. Avant, quand c'était des machines, les patrons étaient bien contents car ça allait plus vite. Mais personne ne pouvait acheter car, à part les patrons, il n'y avait pas beaucoup de gens avec du travail. C'était les années noires de l'économie. Elle l'a entendu aux informations. Il paraît que c'était terrible. C'était en 2034. Ou 2035 peut-être. Elle était jeune, elle ne se souvient plus. Enfin bon, c'était terrible. Il paraît même que c'était une crise plus grave que celle de 2015 qu'elle a étudié à l'école. Celle qui a mené à la Grande Guerre. On a même cru que celle de 2034 ou 2035 allait faire la même chose. Heureusement qu'on a institué le travail obligatoire et le pourcentage d'humain dans les usines sinon elle ne travaillerait pas aujourd'hui. Ni son mari. Et son fils n'irait pas à l'école.

Elle aurait bien aimé avoir un autre enfant. Une petite fille peut-être. Mais elle avait déjà un enfant et elle ne pouvait pas payer les taxes pour un autre. Elle avait signé un contrat de stérilisation à la naissance de son fils. Comme son mari. L'usine leur avait offert une prime pour ça. Grâce à elle, ils avaient pu acheter un deuxième écran 3D. Maintenant plus personne n'avait d'écran 3D. Et elle ne pouvait plus avoir de deuxième enfant. Une petite fille, peut-être.

 

Elle termine sa pièce et la pose sur le tapis roulant devant elle. Une autre arrive. Elle la prend, la pose sur sa table et commence l'assemblage.

Elle pense à son mari. Il doit dormir à cette heure ci. Il rentre un peu avant qu'elle parte. Ils ont au moins le temps de se dire bonjour. Tout le monde n'a pas cette chance. Elle l'a rencontré à l'usine, lors des rencontres matrimoniales. Il faut mieux se marier avec quelqu'un de l'usine comme ça on a le droit à un logement. Les loyers sont moins chers et on n'a pas à prendre les transports.

Lors de leur rencontre il lui a offert un coca. C'était un peu piquant mais elle rêvait d'en boire, comme les filles qu'elle voyait dans les émissions. Elle avait eu l'impression d'être importante ce soir là. Ils avaient un peu dansé et puis deux mois après, ils s'étaient mariés. C'était l'usine qui avait payé leur mariage.

Il est gentil. Ils ne se parlent pas beaucoup mais au moins il ne lui crie pas dessus ou pire, la frappe. Tout le monde n'a pas cette chance. C'est dur de divorcer ici. On peut perdre son logement et on doit rembourser le mariage. Il faut mieux avoir des bleus que pas de toit au dessus de sa tête. Elle se demande ce qu'elle ferait, où elle serait, qui elle serait sans l'usine.

Elle sait que, malgré l'obligation de travailler, certains sont au chômage. Il y a encore trop de monde. Heureusement, avec la politique de natalité, il n'y aura bientôt plus de chômeurs. On adapte le nombre de naissances au nombre de postes. Elle l'a entendu aux informations. Les sans-travail vivent dans les bidonvilles autour de la Ville. Des fois il y a des émeutes. Les forces du bien-être public sont obligés d'intervenir. La semaine dernière il y en a eu encore une. Il y a eu vingt morts et les leaders ont été arrêté. Ils vont être exécutés. C'est ce qu'ils ont dit aux informations. Ça lui fait de la peine. Mais ça lui fera une pause. Quand il y a une exécution, l'usine la retransmet dans l'atelier et on peut arrêter de travailler dix minutes pour la regarder.

Elle termine sa pièce et la pose sur le tapis roulant devant elle. Une autre arrive. Elle la prend, la pose sur sa table et commence l'assemblage.

Elle lève les yeux, regarde le mur. Maintenant que le papier-peint commence à tomber ici et là, que les couleurs passent, elle n'a plus l'impression d'être dans une forêt. Et elle aurait bien aimé avoir une fenêtre. Même si c'est idiot car ils sont dans un sous-sol.

Elle baisse les yeux et retourne à son ouvrage.

 

MARINE BEQUET