« Peut-on s'imaginer le sort de ces batteries d'Esher épiant anxieusement le crépuscule? Aucun des hommes qui les servaient ne survécut. On se représente les dispositions réglementaires, les officiers alertés et attentifs, les pièces prêtes, les munitions empilées à portée, les avants-trains attelés, les groupes de spectateurs civils observant la manœuvre d'aussi près qu'il leur était permis, tout cela, dans la grande tranquillité du soir; plus loin, les ambulances, avec les blessés et les brulés de Weybridge; enfin la sourde détonation du tube des Martiens, et le bizarre projectile tourbillonnant par-dessus les arbres et les maisons et s'écrasant au milieu des champs environnants. On peut se représenter, aussi, le soudain redoublement d'attention, les volutes et les replis épais de ces ténèbres qui s'avançaient contre le sol, s'élevaient vers le ciel et faisaient du crépuscule une obscurité palpable; cet étrange et terrible antagoniste enveloppant ses victimes; les hommes et les chevaux à peine distincts, courant et fuyant, criant et hennissant, tombant à terre; les hurlements de terreur; les canons soudain abandonnés; les hommes suffoquant et se tordant sur le sol, et la rapide dégringolade du cône opaque de fumée. Puis, l'obscurité sombre et impénétrable – rien qu'une masse silencieuse de vapeur compacte cachant les morts.»

La guerre des mondes – Herbert George Wells

1898, quinze ans avant la Grande Guerre, premier conflit mécanique de l'histoire contemporaine, Herbert George Wells écrit La Guerre des mondes, le récit d'une invasion extraterrestre menés par les Martiens afin de conquérir la Terre. A l'heure de son apogée, Wells décrit la défaite cuisante de l'empire britannique-sur-lequel-le-soleil-ne-se-couche-jamais face à une dizaine de Martiens équipés de robots tripodes géants. Cet auteur anglais, souvent présenté comme le fondateur de la science-fiction moderne, se démarque de Jules Verne, son contemporain français, par l'engagement de ses récits et de son positionnement politique. Dans La guerre des mondes, il met en place la première véritable invasion extraterrestre et celle-ci marquera, jusqu'à nos jours, l'ensemble de l'imaginaire collectif occidental. Wells est l'inventeur de la soucoupe volante, du robot de combat équipé de rayon laser meurtrier, du Martien belliqueux et tentaculaire mangeur d'homme. C'est à dire les piliers de la science-fiction populaire. Mais par-delà ce roman, Wells a imaginé, dans ses autres livres, nombres d'autres mythes scientifiques, tels que la machine à remonter dans le temps (créant ainsi la science fiction temporelle), le savant fou ou l'homme invisible. Il a écrit aussi plusieurs livres de biologie (sa formation initiale), des essais politiques, des romans utopiques. Jusqu'à sa mort en 1946, il est resté engagé malgré de nombreuses déceptions politique et une forte désillusion liée à l'échec de la Société des Nations à désamorcer le deuxième conflit mondiale (Wells participa à sa création en 1917). Son œuvre est imprégnée de ses opinions politique et La guerre des mondes ne fait pas exception, bien au contraire.

 

Lorsque Orson Welles, en 1938, terrifie plus d'un million d'auditeurs de son émission de radio Mercury theatre on the air et crée un mouvement de panique qui laissera des traces longtemps dans l'imaginaire collectif américain, c'est en adaptant le roman La guerre des mondes, écrit quarante ans plus tôt. Les faux flashes d'informations, les descriptions angoissées, les détails techniques, tout cela s'appuie sur le texte novateur de H. G. Wells. Et si le motif de la guerre apparaît aussi régulièrement dans la production littéraire de science-fiction, c'est que sa première utilisation fut aussi une des plus magistrale.

Pour déployer ce motif de la guerre, Wells utilise une invention stylistique particulièrement efficace : le témoignage. L'ensemble du livre est narré à la première personne, et les éléments du récit qui touche indirectement le narrateur sont rapporté par lui sur le mode du témoignage. Ce rapport au témoigne peut être vu dans les intitulés des chapitres: « Comment je rentrai chez moi », « ce que je vis de la destruction de Weybridge et de Shepperton ». Mais aussi dans la façon dont le narrateur rapporte des faits auxquels il n'a pas assisté directement: « Il paraît que ces géants passèrent une partie de l'après-midi à aller et venir, transportant le matériel des deux autres cylindres... ». Ainsi une partie du récit consiste à rapporter le témoignage des événements vécus par son frère à Londres. Par ce biais, Wells couvre l'ensemble du conflit à la manière d'un journaliste tout en faisant parfois des arrêts sur image sur des événements précis : le ressenti du narrateur, la mise en place d'un canon, les émotions exprimés par un personnage croisé sur une route dévastée.

Pour renforcer le réalisme de son roman, Wells utilise la véritable géographie de la banlieue londonienne de l'époque. Il décrit avec une grande précision les lieux traversés par le conflit ainsi que la chronologie de ce conflit. On peut ainsi suivre la progression des Martiens dans la campagne environnant Londres, de villes en villes, mais aussi la fuite des habitants sur les routes. Les nombreuses descriptions accompagnant la panique des londoniens et leurs tentatives d'échappées à l'avancée des Martiens, détaillées et poignantes de réalisme, nous renvoient, aujourd'hui, à nombres d'images célèbres du photo-journalisme du XX ème siècle. Wells exécute un tour de force dans le déploiement du motif de la guerre en imaginant des scènes de guerre que le siècle suivant s'échinera à reproduire dans la réalité.

Il maintient ce réalisme lorsqu'il décrit les Martiens, leurs équipements mais aussi leur réactions aux changements d'environnements (Le dénouement même du roman se construisant sur ce principe de réaction à un changement d'environnement des Martiens): « Je m'efforçai de la rassurer, insistant sur le fait que les Martiens étaient retenus dans leur trou par leur excessive pesanteur, qu'ils ne pourraient, à tout prendre, que se glisser à quelques pas à l'entour de leur cylindre... », « Le corps palpitait et haletait convulsivement. », « la respiration tumultueuse des poumons dans une atmosphère différente ». Et si la description du « Rayon Ardent » marquera l'imaginaire collectif en créant le fameux « rayon laser », qui restera une arme fantaisiste (du moins, pour le moment...), l'utilisation par les Martiens de gaz de combat prendra toute sa réalité lors de la première guerre mondiale avec l'utilisation, à grande échelle, de nuage de chlore ou de gaz moutarde dans les tranchées. Les scènes, décrites par H. G. Wells, du massacre des londoniens par le gaz noir des Martiens, et de leur exode pour fuir la menace martienne, rappellent nombres de scènes du XX ème siècle, de la seconde guerre mondiale à la guerre Iran-Irak.

L'utilisation, par H.G. Wells, d'un style quasi documentaire, étayé par un grand réalisme dans la description des acteurs et des événements du récit, crée un fort sentiment d'immersion qui permet à l'auteur de dérouler son véritable propos en s'appuyant sur le motif de la guerre. Un propos politique et militant, en rupture avec son époque.

 


Lorsque H. G. Wells rédige La guerre des mondes, la couronne britannique occupe ou a occupé tous les continents du globe, exception faite de l'antarctique (La revendication sur les territoires britanniques de l'Antarctique s'est faite en 1918). Au XIXème siècle, les nombreuses guerres de colonisations, facilitées par les progrès technologiques de la première révolution industrielle, permet aux grandes nations européennes, le Royaume-Unie de la reine Victoria en tête, d'avoir une suprématie économique, militaire et politique sur la quasi totalité des civilisations contemporaines. En Europe, la guerre est un évènement faisant partie de la vie de chaque homme et femme. Cependant, avant la sortie de La guerre des mondes en 1898, Le roman d'anticipation se concentre autour de l'idée d'exploration et d'aventure, à l'instar des romans de Jules Verne. En dehors des romans du Capitaine Danrit (de son vrai nom Emile Driant, auteur de romans d'aventure militariste et colonialiste), la guerre est peu évoqué dans la littérature de genre. Dans son roman, Wells en fait un motif central, axant chaque élément structurant du texte (style documentaire, titre des chapitres, réalisme géographique et technique,) afin de plonger le lecteur au cœur des événements complexes d'une guerre. Pour la première fois, Wells confronte l'espèce humaine à l'étranger ultime, l'être extra-terrestre, dans un conflit armé. L'auteur met ainsi en place un récit de guerre complet, détaillé, immersif.

Mais les motivations de Wells liées à la construction de cette histoire d'invasion de l'Angleterre par les Martiens sont profondément politiques. L'auteur utilise ainsi le motif de la guerre pour analyser et critiquer la société britannique de la fin du XIX ème siècle. Pour cela, Wells définit, en premier lieu, les raisons probables de l'invasion martienne. A la deuxième page du premier chapitre, le narrateur, qui décrit les caractéristiques de la planète Mars, dit: « Pourtant l'Homme est si vain et si aveuglé par sa vanité que, jusqu'à la fin même du XIX ème siècle, aucun écrivain n'exprima l'idée que la-bas la vie intelligente, s'il en était une, avait put se développer bien au-delà des proportions humaines. Peu de gens même savaient que, puisque Mars est plus vieille que notre Terre, avec à peine un quart de sa superficie et une plus grande distance au soleil, il s'ensuit naturellement que cette planète est non seulement plus éloignée du commencement de la vie mais aussi plus près de sa fin. ». De cette construction logique, Wells propose une explication pour l'invasion martienne et son aspect implacable: « Ce suprême état d'épuisement, qui est encore pour nous incroyablement lointain, est devenu pour les habitants de Mars un problème vital. La pression immédiate de la nécessité a stimulé leur intelligence, développé leurs facultés et endurci leurs cœurs ». La nécessité de l'expansion martienne, dû à une hypothétique fin des ressources sur Mars est le point de départ de leur attention vis-à-vis de la Terre. Selon Wells, ces observations et la nécessité poussent les martiens à s'étendre vers de nouveaux territoires et l'auteur justifie, dès les premières pages de son roman, la colonisation martienne: «Nous, les hommes, créatures qui habitons cette terre, nous devons être, pour eux du moins, aussi étrangers et misérables que le sont pour nous les singes et les lémuriens. Déjà, la partie intellectuelle de l'humanité admet que la vie est une incessante lutte pour l'existence et il semble que ce soit aussi la croyances des esprits dans Mars. Leur monde est très avancé vers son refroidissement, et ce monde ci est encore encombré de vie, mais encombré seulement de ce qu'ils considèrent, eux, comme des animaux inférieurs. En vérité, leur seul moyen d'échapper à la destruction qui, génération après génération, se glisse lentement vers eux, est de s'emparer, pour y pouvoir vivre, d'un astre plus rapproché du soleil. Avant de les juger trop sévèrement, il faut nous remettre en mémoire quelles entières et barbares destructions furent accomplies par notre propre race, non seulement sur des espèces animales, comme le bison et le dodo, mais sur les races humaines inférieures. Les Tasmaniens, en dépit de leur conformations humaines, furent en l'espace de cinquante ans entièrement balayés du monde dans une guerre d'extermination engagée par les immigrants européens. Somme-nous de tels apôtres de miséricorde que nous puissions nous plaindre de ce que les Martiens aient fait la guerre dans ce même esprit ?». Wells, dans sa justification de la colonisation martienne, reprend les grands idées fondatrices du colonialisme européen, exception faite de la justification civilisatrice et humaniste (la plus hypocrite de toutes) lié à la culture chrétienne, soit:

  • l'expansion nécessaire dû à un pseudo manque de ressource et un fort besoin de croissance.

  • La quasi banalité de la violence de l'acte colonisateur dû aux caractères inférieures des espèces colonisées, animales ou humaines.

Il faut rappeler le contexte scientifique de l'époque de l'écriture du livre de Wells. En 1898, une majeur partie de la classe intellectuelle européenne est en plein débat sur les mécaniques de l'origine humaine et de nombreux chercheurs tentent de prouver que les races dites « inférieures » ( en particulier les noirs, les natifs de l'Asie du sud-est et du continent australien) sont le chainon manquant entre le singe et l'humain en s'appuyant sur les travaux de Darwin, Lamarck et Huxley. Les grandes puissances s'appuient sur les découvertes de l'anthropologie de l'époque, nourrie au racialisme, pour argumenter la colonisation des sauvages, des indigènes, des barbares.

La force du roman de Wells se situe dans la brutale inversion des rôles lors de l'invasion des Martiens. Certes Wells n'utilise pas l'argument de l'envahisseur civilisateur mais le reste de ces arguments fait furieusement penser à l'idéologie coloniale des nations occidentales de la seconde partie du XIX ème. Ainsi le grand empire britannique est vaincu par les Martiens en quelques jours, les colonnes de réfugiés s'allongent le long des routes de campagne et l'armée anglaise, malgré sa bravoure soulignée par Wells, ne fait pas le poids. La violence des scènes décrites par Wells a pour but de choquer et par un effet de boomerang, de démontrer l'absurdité et la violence du colonialisme. La guerre des mondes est un roman de science-fiction mais aussi un pamphlet anti-colonialiste à l'heure de l'apogée de cette idéologie de conquête. De plus, Wells termine son histoire par une victoire écrasante des martiens sur Londres pour augmenté l'effet de choc.

Le salut viendra de la nature et de Dieu (nous sommes en 1899, ne l'oublions pas) via les maladies dû aux micro-organismes présents sur Terre. Cette fin peut paraître incongrue aujourd'hui, avec les avancées de la médecine du XX ème siècle, mais en 1909, les gens meurent encore de la tuberculose, de la rage, de la grippe. La vaccination est une découverte récente de Louis Pasteur. Ainsi Wells termine son récit sur une touche réaliste mais surprenante, teinté de darwinisme (ce qui est rare à l'époque). Il crée une exception à la réalité colonial car les Martiens ne portent pas eux-même de microbes ou d'êtres pathogènes, une entorse à l'histoire colonial.

Avec La guerre des mondes, Wells nous livre un récit de guerre puissant et profond, violemment critique envers le sentiment de grandeur de l'empire britannique de son époque. Il délivre une belle leçon d'humilité et d'anti-impérialisme et rappelle l'intelligence des mécaniques de la nature. Son utilisation du motif de la guerre est direct et reste l'une des plus magistrale de l'histoire de la science-fiction. Wells n'était pas qu'un écrivain de romans de genre ou de manuels scolaires ; il n'était pas qu'un essayiste ou un socialiste Fabien.

Wells était un visionnaire, un homme des futurs.

Benjamin Miloux - 14 juin 2013

 

Note I : La guerre des mondes a été adapté 7 fois au cinéma depuis 1953, je n'ai pas pu voir toutes les adaptations mais je vous recommande la premiere adaptation, réalisé par George Pal en 1953. Elle est remarquable non pas pour sa fidélité au livre mais pour son coté kitch et puritain typique des blockbusters hollywoodiens des années 50.

Note II : L'essentiel des illustrations de cette article provienne de ce site : http://drzeus.best.vwh.net/wotw/wotw.html

L'auteur a compilé une collection très impressionante de couvertures des différentes éditions de La guerre des mondes ainsi que du contenu lié au livre. Je vous le recommande.

Je vous conseille aussi d'aller jeter un oeil sur cette carte Google map. Elle retrace précisement les différents parcours des personnages principaux du roman.

 

 

Couverture de l'édition anglaise de 1898 de La guerre des monde chez l'éditeur Harper & Brothers

 

 

 

 

 

Jaquette du CD de l'émission de radio Mercury theatre on the air d'Orson Welles

 

Carte chronologique de l'invasion telle que décrite dans La guerre des mondes (cliquer sur la carte pour l'agrandir)

 

Illustration intérieure d'un édition espagnol du livre datant de 1984

 

Mitrailleurs britanniques portant des masques à gaz pendant la première guerre mondiale (source : ici)

 

Le Magnificient, cuirassé de la Royal navy de classe Majestic semblable au Fulgurant cité par H. G. Wells

 

Carte de l'empire britannique (cliquer sur l'image pour l'agrandir)

 

Affiche de recrutement britannique de la première guerre mondiale, appelant à l'engagement de tous les hommes de l'empire pour aider le "vieux lion"

 

Proclamation du gouvernement tasmanien afin de freiner la "Black war" entre colons et aborigènes. Ce panneau peint montre l'égalité entre colons et aborigènes au regard de la loi et invite à la paix les deux communautés. (source : ici)(cliquer sur l'image pour l'agrandir)

 

Illustration intérieure provenant d'un édition inconnue

 

Couverture de l'édition de 1947 de l'Union des Bibliophiles de France

 

Illustration intérieure provenant de l'édition russe de 1928 de l'éditeur Around The World

 

 

 

« Au sommet de la colline, d'énormes tas de terre avaient été remués, formant une sorte de formidable redoute : c'était le dernier et le plus grand des camps qu'établirent les Martiens. De derrière ces retranchements, une mince colonne de fumée montait vers le ciel. Contre l'horizon, un chien avide passa et disparut. La pensée qui m'avait frappé devenait réelle, devenait croyable. Je ne ressentais aucune crainte, mais seulement une folle exultation qui me faisait frissonner, tandis que je gravissais, en courant, la colline vers le monstre immobile. Hors du capuchon pendaient des lambeaux bruns et flasques que les oiseaux carnassiers déchiraient à coups de becs »

La guerre des mondes – Herbert George Wells